mercredi



« Vous qui croyez me posséder,
Qui me caressez avec désir et convoitise,
C’est vous qui êtes à ma merci.
»

- Le Mémoire des Supplices

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Prologue



    À l’affût.
    Immobile depuis plus d’un siècle.
    Personne ne soupçonnait la menace. Comment aurait-on pu ?
    Et il sut que son attente était arrivée à terme.

    Inconscient du danger, le jeune homme s’en approcha. Il le prit entre ses mains, apprécia la fascinante gravure de la couverture. Deux serpents entrelacés.
    Tout n’était pas encore joué. Il aurait pu le déposer et poursuivre sa vie comme il l’avait toujours vécue, mais le destin en décida autrement.
    Du bout des doigts, il tourna la couverture de cuir rigide et lut les premiers mots.
    Un furieux martèlement se déclencha dans sa tête.
    Le Mémoire des Supplices venait de saisir sa proie.


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CHAPITRE UN


1.

    La lumière en ce début du mois d’avril était magnifique. Subjugué par la beauté des lieux, David Sandborn marcha quelques instants le long de la Seine puis obliqua vers l’Hôtel de Ville.
    C’est certain, I love New York, mais décidément, j’adore Paris.
    Son arrivée, une semaine plus tôt, était le résultat d’un long combat avec Swain Wilcox, son éditeur. À ses cauchemars, dont la fréquence devenait alarmante, s’était ajoutée une panne d’inspiration qui le paralysait. Plus rien n’allait. Mais Wilcox avait été clair : c’était Paris ou une lobotomie.
    D’un mouvement nerveux de la tête, il replaça une mèche de cheveux qui lui barrait le front et traversa Rivoli, se laissant porter par la foule compacte de la rue du Temple.
    L’écrivain était fasciné par le Marais, étonnant assemblage d’immeubles construits au fil des siècles. Mais au-delà de l’architecture, c’était sa faune — branchée, active et besogneuse — qui l’envoûtait. Un concentré d’émotion à l’état pur.
    Il dépassa la rue des Blancs-Manteaux où il avait loué un appartement pour quelques mois et s’installa sur un banc, près d’un platane. De l’autre côté de la rue, un bas-relief sculpté au-dessus d’un portail le dévisageait d’un air vaguement menaçant.
    Il n’y a pas de meilleur remède que de marcher dans un musée à ciel ouvert.
    Un picotement dans son cou lui fit tourner la tête.
    Un vieillard assis à même le sol contre le mur d’une banque l’observait attentivement. L’homme, costaud, portait une robe de bure. Appuyé contre son bras, un chien dont le pelage semblait issu du croisement d'un dalmatien et d'un costume d’Arlequin.
    Avec un sourire bienveillant, le vieil homme lui fit signe d’approcher.
    Malgré sa méfiance toute new-yorkaise (on se calme, je suis après tout dans le pays de la joie de vivre), David le rejoignit et caressa la tête de l’animal :
    — Votre chien est adorable. Il est paré pour un bal masqué. Je peux faire quelque chose pour vous ?
    — Je crois, jeune homme, que je viens de vous sauver la vie, annonça le vieillard.
    Tout compte fait, j’ai affaire à un timbré.
    David se redressait lorsque l’homme ajouta :
    — Et si j’étais vous, je retiendrais quelques secondes la demoiselle qui sortira de la banque. Elle ne doit pas traverser la rue.
    La porte de l’établissement s’ouvrit au même instant. Une jeune femme d’une vingtaine d’années en sortit d’un pas vif. Son visage aux traits délicats était encadré par une abondante chevelure d’ébène.
    Il en eut le souffle coupé.
    Elle. Ici.
    Ce regard franc et direct, ce port de tête qui dénotait une énergie difficilement contenue… Aucun doute n’était possible. C’était l’inconnue qui hantait ses cauchemars. Elle était apparue dans ses rêves si souvent qu’il avait l’impression de croiser une amie de longue date. Comment était-ce possible ?
    Elle avança de deux pas, porta machinalement le regard vers David et s’immobilisa.
    — Pardonnez-moi, bredouilla-t-il… Avez-vous l’heure ?
    Un crissement métallique les fit sursauter.
    Le pneu avant d’un scooter venait d’éclater. Le conducteur, projeté sur la chaussée, gisait sur la trajectoire du poids lourd qu’il venait de doubler. Une main sur les pavés, il leva l’autre en vain, à quelques mètres du monstre qui fonçait sur lui. Les roues du mastodonte happèrent sa motocyclette et la pulvérisèrent sur le coup. Dans un ultime réflexe, le camionneur donna un brusque coup de volant vers la droite, évitant de justesse le jeune homme, et projeta son véhicule sur le trottoir. Sans ralentir, il heurta de plein fouet le banc sur lequel David était assis quelques minutes plus tôt, le faisant littéralement exploser sous la violence de l’impact. Poursuivant sur sa lancée, il s’encastra contre le platane. Précisément là où la jeune femme aurait dû se trouver avant de traverser la rue.
    Le cœur battant la chamade, David se rua vers la chaussée. Il s’arrêta brusquement, se retourna en direction du vieil homme assis contre le mur et se figea. Le vieillard et le chien au pelage arlequin s’étaient volatilisés.


2.

    La sonnerie du téléphone le réveilla en sursaut. Rapide coup d'œil au réveil : 1 heure du matin. Ce ne pouvait être que Swain Wilcox, son éditeur américain. À tâtons, David alluma la lampe de chevet et décrocha, aveuglé par la lumière crue.
    — Bonjour la France ! hurla Wilcox.
    — Bonsoir, Swain... Tu sais qu'il est six heures de plus à Paris qu'à New York ?
    — Ça, c'est pas mon problème. Si les Français n'étaient pas si snobs, ils s'aligneraient sur le fuseau horaire de la côte est américaine et utiliseraient le dollar plutôt que le franc français.
    David fut brièvement tenté de lui rappeler quelques notions de géophysique et la réalité de l'euro mais il ne mordit pas à l'hameçon : jamais il n'avait gagné un duel contre Wilcox. Son éditeur aurait pu être revendeur de voitures d'occasion - tous les arguments étaient bons, les plus absurdes invoqués en dernier recours et assénés avec aplomb comme des vérités absolues.
    — J'ai une bonne nouvelle, mon petit David. Ton dernier roman a franchi le cap des 100 000 exemplaires. Et la critique qui sort demain dans le New York Times est tout simplement fabuleuse.
    Un été anormal était en passe de devenir un succès. Son troisième en moins de cinq ans.
    — Incroyable, Swain. Tu sais que c'est à toi que je dois tout ça et...
    — Je sais, je sais, interrompit l'éditeur. Mais disons que tu contribues tout de même un peu à ce succès. Et Paris ? Es-tu prêt à avouer que j'avais raison ? L'inspiration est revenue ?
    — Je sens que les choses commencent à se remettre en place depuis...
    — Et ces rêves, tu en fais toujours ?
    Le fameux cauchemar qui hante David depuis cinq ans. Toujours le même. Il est dans une cave sombre et poussiéreuse. Une lumière glauque filtre à travers une fenêtre crasseuse couverte d'un solide grillage métallique, près du plafond. Tout est imprégné d'une forte odeur de moisi. Le rêve ne dure en général que quelques secondes : lui, immobile, observant la fenêtre grillagée. Mais avec la nette impression d'être en état de veille. Une veille paisible et attentive, qui dure depuis une éternité. Une variante, parfois. Une femme apparaît qui le regarde en silence. Puis ses traits se distordent en un masque de souffrance tandis qu'elle tombe brusquement à genoux en se tenant le visage entre les mains. Un insondable sentiment d'impuissance et de désespoir s'empare alors de lui. Il reste là, tétanisé, témoin de la souffrance de la jeune femme, se demandant avec angoisse ce qu'il doit faire pour la libérer de son supplice.
    Et voilà qu'il l'avait croisée la veille.
    — Euh... c'est drôle que tu en parles. Je n'ai pas fait de cauchemars depuis mon arrivée. Je crois que je peux maintenant tourner la page sur ça. Mais il y a autre chose...
    — Désolé fiston, coupa Wilcox, j'ai un appel sur l'autre ligne. Allez, recouche-toi et fais un bon dodo. Ciao.
    Dix ans plus tôt, le hasard avait voulu que David, 1,65 mètre, 70 kilos, fût assis à côté d'un Goliath de 2 mètres et de 150 kilos dans le train Boston-New York. Le jeune homme, penché sur son cahier, rédigeait une nouvelle. Sentant un regard peser sur lui, il avait brusquement relevé la tête et découvert le colosse qui lisait sans vergogne par-dessus son épaule. Swain Wilcox s'était présenté et lui avait dit gravement : « Si tu suis mes conseils, je ferai de toi un grand écrivain. »
    À l'époque, David avait vingt-cinq ans mais il se sentait l'âme d'un vieillard. Sous la férule de son éditeur, il avait rassemblé les pièces détachées de son existence. Avec doigté et diplomatie, Swain l'avait persuadé de terminer ses études de droit (« Pauvre limace analphabète, il ne te reste que quelques cours, alors fonce et qu'on n'en parle plus ! ») puis convaincu d'apprendre le français afin de lire les grands auteurs classiques (« Normalement, ça rend plus intelligent, mais dans ton cas, j'ai tout de même quelques doutes... »). Il lui avait ensuite judicieusement suggéré de changer de style et de laisser tomber les nouvelles (« Des petites histoires qui n'intéressent que les hyperactifs ou les victimes d'un déficit d'attention aigu ! ») pour se lancer dans du « solide » (« Tu as tout ce qu'il faut pour cartonner, mon gars, sauf un bon mentor et un génie - moi, évidemment »).
    Tout s'était déroulé comme dans un rêve. Son style s'était affirmé et David était maintenant reconnu comme une étoile montante de l'édition.
    David sentit la fatigue l'envahir à nouveau. Il tendit la main, éteignit sa lampe de chevet, s'enroula dans ses couvertures et sombra dans un sommeil sans rêves.


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...à suivre.




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